Dear Becky : la traduction à fion les ballons

Comme j’en parlais dernièrement, j’ai signé la traduction de Dear Becky, prequel-slash-sequel-slash-spin-off du comics à succès The Boys. Comme la série principale (adaptée sur petit écran par Eric Kripke qui signe la préface du livre), cette suite est signée du grand Garth Ennis, encore une fois accompagné de Russ Braun aux dessins. La version française est sortie le 14 avril 2021 chez Panini Comics.

Pour mémoire, The Boys narre l’histoire des P’tits Gars, une équipe mise sur pied par la CIA pour surveiller les super-héros aux mœurs discutables. Douze ans après ces événements, Dear Becky apporte quelques éclairages sur le passé à grands coups de tatanes et de journal intime.

Et autant le dire tout de suite : la traduction de cette suite était potentiellement aussi casse-gueule que les plans capillotractés de Butcher, Hughie, La Crème, le Français et la Fille. Attention, on ne prend plus de gants !

Les quelque 72 épisodes de la première série ont été traduits de main de maître par Alex Nikolavitch entre 2008 et 2013. Celui-ci ayant quitté le giron de Panini entre temps, j’ai eu l’insigne honneur de prendre sa relève. Lorsque Panini m’a proposé ce travail, je venais de terminer le visionnage de l’adaptation télévisée par Amazon quelques semaines plus tôt. Autant dire que je n’ai pas hésité à accepter.

Non, les doutes sont arrivés après.

Traduction sous pression

The Boys est un comics culte. Pour son irrévérence. Pour son ultraviolence. Pour sa critique de la société. Pour son iconoclasme. Pour Garth Ennis. Et la série Amazon n’a fait que renforcer ce succès. En sachant cela, j’ai tout de suite ressenti une certaine pression à l’idée de m’attaquer à un monument. Mon travail devait être à la hauteur de ce qui avait été fait auparavant, d’autant qu’on sait les traductions de comics particulièrement scrutées par les fans. À la hauteur, mais surtout dans la continuité. Car les noms des personnages et des lieux ou encore les titres existaient déjà en français. Et les personnages étaient déjà caractérisés en français par l’excellent travail d’Alex. Il était donc indispensable de respecter cet héritage.

Comment aborder un tel exercice ? Bien entendu, j’ai lu, relu et rerelu le comics, en versions anglaise et française en parallèle. J’ai pris des notes, souligné les termes et jurons récurrents, dressé un glossaire, surveillé les vouvoiements et tutoiements. J’ai également échangé avec Alex pour avoir des pistes et des conseils sur le travail qu’il a entrepris avant moi. Et bien sûr, il fallait aussi saisir le fond de l’intrigue, les tenants et aboutissants, les subtilités de l’histoire, tout en réalisant la traduction au fur et à mesure de la parution américaine des épisodes (donc sans connaître le fin mot de l’histoire avant la traduction).

Émuler un langage qui n’est pas le mien n’avait rien de facile. Entre un Hughie à l’argot coloré et légèrement désuet (« Purée ! ») et un La Crème au parler plus banlieusard, il y a déjà de quoi se creuser le ciboulot. Et quand le personnage principal n’est autre que Billy Butcher, cockney pure souche converti en Audiard londonien, la partie se complique. Mais c’est aussi le plus stimulant.

Dangereuse liberté

Ce genre de textes donne justement une plus grande liberté créative au traducteur comparé à des œuvres plus… « prosaïques ». Il suffit de penser aux noms de « super-slips » à traduire de manière à la fois fidèle et décalée, comme Penchagauche pour Lefty Loonie ou Bébé Coqq pour Black Thugg.

Il peut arriver que des références ou des jeux de mots soient intraduisibles. L’une des « astuces » de traduction consiste à traduire ces passages de manière relativement littérale et ajouter du relief ailleurs. C’est d’ailleurs une stratégie adoptée fréquemment par Patrick Couton, illustre traducteur des Annales du Disque-monde du regretté Terry Pratchett. C’est ce qui m’a poussé à insérer un clin d’œil à l’une des phrases les plus marquantes de 2020, prononcée par un préfet de l’ère COVID quelque peu rabat-joie. Je vous laisse la surprise.

Ainsi, la traduction d’un texte aussi imagé que The Boys peut vite devenir un vrai défouloir. Cela étant dit, elle ne doit pas aller outre ce qu’elle est, c’est-à-dire une traduction. Ce n’est ni une adaptation, ni une réécriture, ni une tribune pour transmettre ses opinions. Le danger est de tomber dans les « belles infidèles », voire dans la trahison pure et simple.

Néologismes et choix de traduction

Une autre difficulté que j’ai rencontrée a été la traduction de certains termes bien précis faisant écho à la société anglo-saxonne contemporaine. L’anglais n’est pas avare de néologismes et le français peine à suivre, empruntant bien souvent le terme tel quel.

C’est le cas ici de woke, terme apparu dans les années 2010 aux États-Unis pour décrire de manière péjorative une personne consciente des inégalités sociales (la page Wikipédia en parle mieux que moi). Il n’existe aucun équivalent français, et la solution la plus censée est de se plier à l’usage et de garder le terme anglais.

Autre exemple : un personnage dit « Did you just dead-name me, ye cunt? ». To deadname consiste à utiliser le nom de naissance d’une personne transgenre sans son consentement. Cette fois, il existe un équivalent français, le « morinom », par ailleurs assez poétique. Néanmoins, il me semble relativement peu usité en français actuel et ne convenait clairement pas dans le contexte. J’aurais pu une fois encore utiliser un anglicisme : « Tu m’as deadname, là ? », mais j’ai finalement opté pour une tournure légèrement différente, ce qui donne un charmant « Tu m’as mégenré, là, crevard ? » qui me semble plus fidèle à la fois à l’usage et au contexte.

Un troisième et dernier extrait pour la route ? Celui-ci m’a fait hésiter jusqu’au départ à l’impression. Il s’agit de snowflakes, terme péjoratif désignant les jeunes générations aussi fragiles que des flocons de neige et qui s’offusquent à la moindre critique. À mon sens, au moment de la traduction (j’insiste sur ce point, nos langues sont vivantes et les usages changent rapidement), snowflakes était pratiquement inconnu au bataillon bleu-blanc-rouge. Oh, oui, j’ai bien rencontré quelques occurrences dans des échanges francophones sur Twitter ou sur des forums spécialisés, mais pratiquement jamais auprès du grand public. Or, The Boys doit rester une B.D. accessible au grand public (averti). J’ai donc fait un choix de traduction et proposé « les Millenials » à la place. Les snowflakes désignant principalement les générations Y et Z, et les Millenials étant régulièrement accusés de mille maux, la correspondance est à la fois accessible et fidèle. Je précise que j’ai pu échanger avec l’éditeur sur ce terme précis, et nous avons convenu ensemble que c’était la meilleure solution. Mais qui sait, peut-être que d’ici deux ou trois ans, snowflakes fera partie du vocabulaire courant français, auquel cas ce choix ne sera plus pertinent…

SHUT THE F*CK UP!

Il y aurait encore tant à raconter sur Dear Becky

Umberto Eco disait que « la traduction est une négociation ». Il n’y a rien de plus vrai : traduire, c’est négocier pour trouver la meilleure solution, faire des compromis. Respecter des contraintes et trouver des poches de liberté. Faire des choix. Mais sans jamais trahir. L’important est de rester fidèle.

J’espère être resté fidèle. Aux textes de Garth Ennis. Aux choix d’Alex Nikolavitch. À l’esprit des P’tits Gars.

Fidèle comme Billy Butcher.

Une réflexion sur « Dear Becky : la traduction à fion les ballons »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *